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Esprit(s) critique(s)
15 novembre 2005

Article. Le point de vue et l'enfance dans THE ELEPHANT MAN.

I AM NOT THE AUDIENCE, I AM A HUMAN BEING.
(JE NE SUIS PAS QU'UN SPECTATEUR, JE SUIS UN ETRE HUMAIN.)
- Le point de vue et l'enfance dans THE ELEPHANT MAN -

Il s'appelle John MERRICK. Il a vingt-et-un an, il est anglais et malade, incurable. Atteint de bronchites chroniques qui l'empêchent de respirer correctement et de s'allonger, le soir venu, pour s'endormir, souffrant également de difformités congénitales monstrueuses, il a été surnommé "l'homme éléphant" : THE ELEPHANT MAN.

BYTES (to bite : "mordre", "couper", "piquer"), son "propriétaire", tortionnaire malheureux mais impitoyable, l'exhibe dans des conditions de maltraitance insupportables, écumant les foires, avec son jeune fils, pour se faire quelque argent sur le dos du pauvre monstre. Au détour de l'une de ces représentations, le docteur Frederick TREVES, chirurgien à l'hôpital de Londres, découvre John MERRICK. Dans un premier un temps motivé par la gloire, le médecin arrache le phénomène à sa misère pour l'exhiber ailleurs (dans une séquence en amphithéâtre hautement symbolique), sous couvert de regards scientifiques. Guidé ensuite par de meilleures intentions et une générosité toute relative, TREVES comprend qu'il lui faut plutôt porter ses efforts sur la sensibilité et la curiosité d'enfant dont fait naturellement preuve John MERRICK - par ailleurs capable d'une incompréhensible mansuétude, bien supérieure à celle des "adultes" responsables qui l'entourent, et faisant douter de l'âge théorique du personnage - pour lui assurer un développement cohérent et offrir enfin à cet être ce qu'il mérite plus que tout autre : une vie "normale".

Mais John MERRICK n'est pas normal. Ses différences, définies par leurs rapports à la "normalité" - une certaine normalité s'entend -,  font de lui un être définitivement en marge :  il lui est tout à fait impossible de se fondre dans la masse, de faire partie de la foule, d'être perdu dans une globalité. Excepté des parties génitales "normales", John MERRICK possède en effet tous les signes extérieurs de la différence - jusqu'à l'intelligence, elle-même hypertrophiée, hors norme - et ses excroissances sont autant d'indices qui font basculer le film dans le mélodrame pur, dont la définition fait bien mention de "l'outrance des caractères". Ses différences, bien trop visibles, rendent son entourage intolérant. Les réactions qu'il suscite sont donc extrêmes : violence ou sentimentalisme, John MERRICK n'a pratiquement pas droit au juste milieu. Le film trouve, à cet égard, une résonance  singulière aujourd'hui, dans les questions régulièrement posées - et les mauvaises réponses apportées le plus souvent - sur le sexisme, le racisme ou l'homophobie (pour s'en tenir à ces exemples).

L'enjeu d'ELEPHANT MAN pourrait bien se trouver ici résumé : dans la "normalité" recherchée par l'homme-éléphant comme par toute autre personne, puisque c'est cette normalité qui renvoie l'être humain à ses différences. Mais l'accession à la normalité par le personnage principal du film est tout à fait irréaliste et irréalisable en regard de son physique "hors-jeu" clairement annoncé comme irréparable. Car c'est bien la "normalité" qu'il s'agit de définir pour comprendre l'homme et son univers, normalité à partir de laquelle sont engendrées les "différences" de John MERRICK. Il suffirait néanmoins de connaître et de comprendre ces différences, de les apprendre, pour ne plus avoir à les désigner, et de les montrer moins fréquemment pour  les faire oublier.

Curieusement, tous les systèmes de mise en scène établis par David LYNCH semblent  vouloir fonctionner à l'inverse.

JOHN MERRICK
"J'avais peur de parler."

Une fois exposées la multiplicité et l'horreur des différences supportées par John MERRICK, qui l'éloignent injustement de la normalité, source de quiétude, quels moyens de mise en scène seraient les plus efficaces pour amener  le spectateur à l'identification au personnage ?

Dans tout film de fiction, il convient d'ordinaire, dès les premières lignes de scénario (ou pages, au pire), de donner un maximum d'informations visuelles, sonores et intellectuelles sur le personnage principal, afin que le spectateur puisse s'immiscer dans son âme, son "être" : on renverra le lecteur à la séquence d'ouverture de NORTH BY NORTHWEST, exemplaire, dans laquelle Alfred HITCHCOCK parvient, en moins de trois minutes, à la fois à camper la psychologie globale du personnage joué par Cary GRANT et à lancer l'action. Cette scène d'ouverture magistrale use (sans en abuser) de l'échange entre Roger THORNILL et sa secrétaire pour faire passer les renseignements nécessaires à la compréhension des actions et réactions à venir du personnage.

Or, dans un premier temps, John MERRICK ne parle pas. On ne sait rien de lui, hormis un nom, un âge et une nationalité : moins que les éléments d'une pièce d'identité.

Le scénario et la mise en scène de ELEPHANT MAN semblent donc, au départ, fonctionner à l'inverse des principes de base indispensables à une certaine efficacité quant au processus d'identification du spectateur, et s'attachent à ne pas faire parler et à ne jamais montrer "vraiment" le monstre, en le masquant par un sac de toile ou en le laissant systématiquement dans la pénombre. Conscient qu'il a bien face à lui le personnage principal du film, le titre le lui ayant annoncé sans ambiguïté, le spectateur n'a d'autre solution que de se projeter très personnellement dans ce vide psychologique pour le combler, et de le remplir par son imagination excitée, qui plus est, par les regards terrifiés qui se posent sur lui. Ainsi sollicité dès les premières minutes, le spectateur est obligé d'introduire sa  personnalité propre dans la fiction qui se déroule, et devient potentiellement l'homme-éléphant. Aiguisant par ailleurs notre sens critique en montrant les réactions sans fondement  que suscite cette horreur (pour nous) invisible, les partis pris de David LYNCH, dans la première moitié d'ELEPHANT MAN, attisent de même vivement la curiosité du spectateur. Cette mise en situation rapide - dans le premier quart d'heure du film - conditionne le regard qui sera posé sur le monstre, nuançant les réactions excessives que nous avons subies de la part des spectateurs diégétiques, et qui auraient  pu être les nôtres si nous n'avions été "prévenus".

Rien ne nous est dit mais, pourtant, tout est dit : à la manière de l'entourage de John MERRICK parlant à sa place avant qu'il n'ose enfin montrer qu'il sait parler lui-même, on nous rappelle combien il est regrettable de juger sans avoir tenté de comprendre.

De même que ces bruits de machinerie perceptibles dans la bande son du film invitent le spectateur à s'évader dans son imaginaire propre pour y construire ses représentations, de même chacun peut se fabriquer son propre homme-éléphant, trouver un chemin vers son horreur personnelle, grâce aux petits cailloux semés par David LYNCH, éléments visuels, sonores ou narratifs, "ouverts" à l'interprétation.

Nous tenons ici un premier indice pour suivre la piste de l'enfance dans l'analyse du film : David Lynch nous raconte une histoire et nous demande, en ne nous en montrant que les fragments intermédiaires, de reconstituer un ensemble, à la manière des contes racontés aux enfants, qui les laissent vagabonder généreusement dans leur imaginaire, peuplé tout autant de leurs peurs que de leurs envies de bonheur et de reconnaissance. Comme l'enfant, d'autre part, John MERRICK est d'abord muet, seulement capable de sons, et doit prouver qu'il a appris à parler pour communiquer, et non plus uniquement pour "répéter" ce qu'on lui demande.


John MERRICK
"Vous voyez, la plupart des gens ont peur de ce qu'ils ne comprennent pas. C'est d'ailleurs difficile à comprendre même pour moi parce que… parce que ma mère était si belle."

Lorsqu'il arrive pour la première fois à l'hôpital de Londres, convié et attendu par le chirurgien Frederick TREVES, John MERRICK fait une entrée remarquée par sa puanteur et le bruit que produit sa respiration, altérée par ses bronchites chroniques. Il ne parle pas, donc, et reste immobile dans le hall quand TREVES lui demande de bien vouloir le suivre. L'ordre est alors repris par l'infirmière en chef qui se tient du côté du Docteur, derrière le comptoir d'accueil, et qui lui administre une nouvelle sommation, cette fois fortement appuyée et avec le ton ampoulé utilisé d'ordinaire pour s'adresser à un enfant qui ne comprend pas ou fait mine de ne pas comprendre. Le monstre s'avance alors, craintif. Dans le hall peuvent alors reprendre la vie et son agitation, qui s'étaient arrêtées un instant, figées dans l'effroi, par la seule présence de l'homme-éléphant. Car tout s'arrête, se paralyse, suffoquant, ou, au contraire, hurle de peur, au contact de John MERRICK, entouré pourtant (déjà) des portraits peu reluisants de l'Angleterre victorienne. A ce moment du film encore non dévoilé, le personnage incarne la différence, affublé qu'il est de toutes les difformités physiques imaginables : il marche avec peine, il s'exprime difficilement, il est affligé d'un crâne disproportionné et d'un seul bras valide... C'est cette différence que craignent pour eux-mêmes, en premier lieu, les enfants portés par le désir  de "faire pareil", de reproduire des modèles standard qui leur permettront de se fondre dans la masse des semblables, de devenir "normaux", afin de ne pas avoir à supporter le regard des autres (enfants ou adultes),  souvent empreints de jugement(s) hâtif(s).

Des regards portés sur l'homme-éléphant, de ceux qui lui renvoient son "anormalité" le plus férocement, la séquence de sa présentation publique dans l'amphithéâtre de l'hôpital s'impose particulièrement pour sa rigueur et sa perfection.

Après l'avoir accueilli et étudié seul pendant quelques jours - on le suppose, car une ellipse en fait l'économie, nous menant directement, avec une brillante efficacité, du premier contact visuel entre le Docteur TREVES s'apprêtant à retirer le masque du visage de John MERRICK pour le "découvrir" enfin, à la séquence "d'exhibition" médicale - ELEPHANT MAN est donc montré à un parterre de collègues et médecins en tous genres pourtant habitués à côtoyer des cas particuliers. Très théâtrale, cette séquence place John MERRICK sur une estrade, caché par un paravent derrière lequel le spectateur est rejeté lorsque s'en ouvre le rideau, ne lui laissant voir de "l'horreur" présentée au carré des médecins que l'ombre chinoise, forcément déformée, et les réactions de stupéfaction et de curiosité s'affichant sur les visages des spécialistes.

Il est intéressant de noter que cette séquence paroxystique - unique moment du film où le personnage est dénudé complètement (puisque ses parties génitales "normales" sont montrées au public diégétique) pour être "admiré", et qui s'applique d'autre part à nous donner en voix off, par la bouche du Docteur TREVES lui-même, l'impressionnante liste des détails de difformités qui accablent le cas MERRICK - commence et s'achève par le faisceau lumineux du projecteur braqué directement sur le spectateur comme sur l'homme-éléphant, sorte d'incarnation du projecteur cinématographique, qui nous renvoie à la source de l'art auquel nous nous confions, et aux artifices que celui-ci utilise pour nous faire croire aux fonds en ne nous montrant que partie des formes. Le cinéma n'est plus dès lors qu'une présentation d'apparences, point de vue porté sur une réalité sans fondement. Les règles du "jeu" du cinéma sont momentanément transgressées pour que nous soit dévoilé un court instant l'envers du décor. Nous découvrons alors le spectacle avec des yeux d'enfants, sans pour autant qu'il nous soit montré "réellement", puisque nous sommes plutôt emmenés du côté des coulisses, comme pour mieux briser le mythe (l'horreur incarnée par l'homme-éléphant) et nous faire grandir plus rapidement. Le spectateur est bien, à ce stade du film, en période d'apprentissage (tu ne te moqueras et ne craindras point, comme le font ces ignorants, de la différence).

Comme dans l'éducation, d'évidence, la différence nécessite des points de comparaison figuratifs mais nécessairement faux : la mère de John MERRICK était-elle vraiment aussi belle qu'elle le paraît sur la seule image photographique que son fils possède encore d'elle (détail intéressant lorsque l'on se rappelle ce que le cinéma doit à la photographie, dont il a hérité des questionnements) ? David LYNCH, demandant au spectateur d'aller chercher au-delà du visible, semble l'inviter à l'analyse. L'image n'est qu'apparence, l'aspect visible des choses est fatalement trompeur et ne révèle pas ce qu'il cache. Voilà ce que semble affirmer ce moment. Le cinématographe est mis en abîme dans cette séquence d'exhibition qui fait directement référence à l'histoire de cet art (de sa naissance, de son enfance, et de ses archaïsmes) puisqu'elle propose, dans une mise en scène théâtrale, le trinôme nécessaire à son fonctionnement, et un rappel de ce que furent ses premiers pas : l'outil de projection, le support de réception de l'image, et un public (un auditoire en amphithéâtre). C'est un spectacle de foire, tel que l'était le cinéma à ses origines, qui est offert aux spectateurs, un jeu d'ombres chinoises, auquel les adultes aiment à assister, retrouvant temporairement leur âme d'enfant.

Par tous les moyens possibles, du scénario au montage, en passant par la mise en scène et la bande son, le film de  David LYNCH répète, sans jamais s'épuiser, que si l'on en reste à la surface des choses, on ne peut s'en tenir que "bêtement" à leur apparence (l'être "humain" désinformé se déformant), la différence n'existant finalement que par le regard des autres. Et le cinéma s'en trouve ici, une fois encore, mis en abîme, art qu'il est du paraître, du faux-semblant, jouant sans cesse avec le point de vue avec autant de virtuosité que la vie, parfois. S'il faut en passer par la représentation dans l'image, la caricature est inévitable. Et c'est bien le point de vue seul qui définit le jugement, thème intrinsèque du film de David LYNCH, et l'on sait combien le point de vue est  relatif. Le regard que pose le spectateur sur le film et sur la chose John MERRICK, est emmené par les différents points de vue proposés par le cinéaste, points de vue d'adultes, certes, mais déformés par l'intolérance. Il s'ensuit que la différence, les différences, celles qui font de chacun d'entre nous un être unique, comme de John MERRICK, de manière paroxystique, un être monstrueux, ne passent et n'existent que par le regard des autres, la vision, l'image.

Ceci posé, très rapidement, dans la suite de la narration, malgré son reflet dans les miroirs et les regards horrifiés qui lui sont renvoyés constamment, et à force d'y regarder de plus près - au travers, comme en ombre chinoise, dans la séquence précédemment décrite, en dedans, lorsque nous est offert son quotidien, et au-delà, jusqu'à la mort à laquelle nous participons - l'homme-éléphant se révèle  monstrueusement beau. Ainsi, c'est précisément dans la deuxième partie du film, au moment où les efforts narratifs et picturaux devraient se concentrer sur la beauté intérieure de son personnage principal, en faire oublier l'aspect extérieur, les difformités, que David LYNCH choisit de s'attacher tout au contraire à en montrer sans cesse l'horreur physique, sous tous les angles, offrant même au spectateur des points de vue inédits dont il est seul à pouvoir profiter.

Après avoir caché le monstre au public dans une première partie, le frustrant et l'obligeant à juger ces regards horrifiés posés sur John MERRICK plutôt que de lui donner à voir le personnage lui-même, David LYNCH inverse radicalement la tendance. Dans tout le début du film, John MERRICK n'est en effet "vu" et "montré" que par le regard des autres protagonistes, des adultes principalement ignorants, dont les réactions excessivement rudes, émotionnellement exagérées, voire outrancières, rendent alors le monstre "aimable" puisque "visiblement" repoussant, sans raison apparente, aux yeux du spectateur qui ne l'a pas encore vu, comme aux yeux de l'enfant que nous sommes tous un peu restés.

JOHN MERRICK
"Non, non. C'est une cathédrale. Regardez ! Il faut que je fasse confiance à mon imagination pour construire ce qui est caché... Alors…"

Si, dans sa première partie, THE ELEPHANT MAN ne montre vraiment le monstre qu'au public pro-filmique et jamais au spectateur, ce dernier doit s'habituer à l'horreur sans la voir, la découvrant par procuration via les réactions des personnages mis en présence de John MERRICK (les médecins, infirmières et autres publics) et doit s'en faire une idée par le seul biais de son imagination, de ses fantasmes, laissé libre de pousser jusqu'à l'extrême les limites de la terreur et de l'effroi puisqu'il est seul maître de son imagination. Dès lors, pour peu que la mise en scène fonctionne (et c'est le cas), le spectateur se trouve forcément déçu de ce qui lui est finalement montré : il y a peu de chance que son imagination ait pu rejoindre celle du maquilleur. A la même époque sortait un autre film dont la mécanique utilisait les mêmes rouages. Dans ALIEN, de Ridley SCOTT, la peur et l'émotion naissaient, là aussi, de l'efficacité de la mise en scène : après avoir montré que la bête, le monstre incarnant "l'inconnu", pouvait sans souci passer de la chrysalide à l'araignée, puis de l'araignée au reptile humanoïde, elle s'attachait ensuite à ne jamais montrer l'horreur dans son intégralité, laissant l'imagination du spectateur recoller les morceaux pour construire sa propre vision de la peur à partir des éléments qui lui étaient succinctement donnés comme autant de bouts d'os à ronger.

Tout au long du film de David LYNCH, en leitmotiv emblématique de cette analyse, le spectateur a accès à la chambre de John MERRICK, dans laquelle ce dernier, clairement traité à la manière d'un enfant sage et méritant par l'entourage hospitalier (dans les deux sens du terme), fabrique patiemment une maquette de la cathédrale dont il ne peut voir, par la fenêtre, que le clocher, devant substituer sa cathédrale imaginaire à la cathédrale visible. Quasiment achevée, cette maquette est brisée au cours d'une séquence de "visite nocturne payante", réminiscence de son passé de bête de foire, par la violence d'êtres humains dont la malfaisance naît de l'incompréhension. A l'image de cette cathédrale de substitution, et après avoir demandé à son spectateur de se fabriquer sa propre vision de l'horreur sans lui en avoir rien montré, David LYNCH poursuit son travail, quasi éducatif, forçant l'imagination en obligeant cette fois le spectateur à surmonter le "visuel" (le corps de John MERRICK, montré sous toutes les coutures) pour se fabriquer une idée de ses qualités intérieures. De la même manière, John MERRICK ne voulait pas "montrer" qu'il n'était pas un idiot, cachant son immense grâce intérieure derrière l'horreur de sa disgrâce physique, comme une honte qu'il n'aurait pas osé assumer ; choix inversé, pour contrer l'apparence hideuse, qui masque pourtant tout autant la vérité : son intelligence et sa sensibilité hors normes. Mais dès lors qu'il se dévoile un peu, parlant un anglais parfait et récitant avec ferveur des vers appris par coeur, John MERRICK laisse apparaître le clocher intérieur à partir duquel il demande, implicitement, aux gens "normaux" de se faire une idée de son âme, le reste de la cathédrale.

Dans le dernier acte du film, comme dans la vie quotidienne de tout enfant, le bien et le mal sont confrontés très violemment - par le biais des adultes, évidemment - et la frontière les séparant, celle-là même passant par la pitié, s'estompe par instants, allant jusqu'à mettre en cause, de manière très virulente, l'attitude ambiguë du Docteur TREVES, adulte éducateur  dont les méthodes se trouvent alors vertement critiquées.

Ce nouvel indice nous renvoie encore vers une possible analyse fondée sur le point de vue. Nous demandant peu à peu d'adopter très précisément celui d'un John MERRICK enfant, David LYNCH souligne visiblement la nécessité d'embrasser l'innocence présumée de l'enfance pour intégrer sa narration. Mais cette innocence du regard de l'enfance est aussitôt mise à mal par David LYNCH. Vierge de tout a priori, seule la méchanceté "pure" de l'enfance serait excusable, car issue de l'incompréhension, tout simplement, de la curiosité qu'il faut assouvir : "pourquoi avez-vous une grosse tête ?", demande un enfant pour comprendre sa peur. Remontant cette piste, et à la manière de toutes les autres ambivalences contenues dans son film, David LYNCH s'attache avec application à exprimer une idée et son contraire et, lorsque John MERRICK est sauvé par un enfant, c'est bien évidemment par l'enfance même, à son retour à Londres, qu'il est de nouveau mis sérieusement en danger.

Depuis le tout début du film, le fils de BYTES, "propriétaire" de John MERRICK, éprouve une visible pitié - voire de l'amitié dissimulée - pour l'homme-éléphant que son père exhibe aux foules. Par petites touches, le scénario montre l'attachement du jeune garçon pour le monstre et, à l'inverse, évite soigneusement de décrire BYTES montrant de l'affection pour son fils, le laissant même exprimer plus d'intérêt à son "enfant-éléphant" qu'à sa progéniture. Puisqu'il est lui-même en marge, garçonnet trimballé de foire en foire sans éducation et sans amour paternel, puisqu'il souffre aussi, dans une moindre mesure mais en conscience, de la différence, il est logique, lorsque John MERRICK se retrouve perdu en Europe de nouveau sous le coup de la tyrannie de BYTES, que ce soit le propre fils du tortionnaire qui l'aide à échapper à son père. C'est ainsi l'enfance qui sauve l'enfant, le fils de BYTES qui délivre John MERRICK.

A son retour à Londres, après un voyage pourtant long et éprouvant mais relaté seulement par de courtes séquences décrivant les moyens de locomotion utilisés et parsemées de quelques regards étonnés, ce n'est pas par les adultes que l'homme-éléphant se retrouve "démasqué", montré du doigt, mais par l'enfance. "Bousculée" au sens propre comme au figuré à cause de sa différence invisible, l'horreur puante dont le visage est encore caché sous un sac de toile fait cette fois les frais d'une autre peur, ici symbolisée par quelques gamins plus ou moins livrés à eux-mêmes (et donc supposés sans parents, comme l'est John MERRICK). C'est bien l'enfance elle-même  qui pourchasse l'inconnu masqué dans les couloirs de la gare, entraînant derrière elle le monde des adultes, pantin guidé par les fils de l'incompréhension et du jugement hâtif qui, plutôt que de raisonner, s'emballe à son tour dans un premier temps tel un enfant follement curieux. Il faut bien, à ce moment-là - scène mythique s'il en est - que John MERRICK, dont le physique monstrueux aura été dévoilé par la foule furieuse à la faveur d'un cul-de-sac, se pose en "sage", (un Yoda abandonnant momentanément sa canne pour une démonstration d'arts martiaux) "maître" reprenant les rennes de sa classe en hurlant à ses gamins énervés le fameux "I am not an animal, I am a human being" ("je ne suis pas un animal, je suis un être humain"), rappelant vivement à qui peut l'entendre la leçon oubliée sur la différence, et ramenant, au visage de chacun, ses propres différences (vous êtes aussi des êtres humains, comme moi, et avez donc également des différences, même indécelables au regard).

JOHN MERRICK
"Pouvez-vous me guérir ?"

DOC. FREDERICK TREVES
"Non. Non, je peux… Je peux prendre soin de vous mais… vous guérir : non."

Après avoir multiplié les points de vue, des adultes d'abord, puis de quelques enfants (par ailleurs relativement épargnés par le scénario parce qu'il faut bien faire croire un peu que l'innocence existe), David LYNCH emmène enfin le spectateur vers le plus intéressant d'entre eux, qu'il a malicieusement gardé en réserve pour la fin : le point de vue de John MERRICK himself (itself ?), l'enfant parfait.

Car John MERRICK n'est pas méchant. S'il symbolise la peur et la différence par son abomination physique offerte aux regards, il est aussi et surtout, nous l'avons vu, intérieurement magnifique et moralement irréprochable - cette moralité étant affirmée jusqu'à la question du sexe, puisque si ses parties génitales sont bien intactes et "normales", il n'a même pas l'idée d'en faire usage. A l'image de Johnny 5, le gentil robot de SHORT CIRCUIT, le film de John BADHAM, John MERRICK, incarnation de la gentillesse pure, ne demande qu'une chose : apprendre. Il semble vouloir combler les lacunes, notamment culturelles, qu'a laissé béantes son ancien "propriétaire", précédent père. Aussi faut-il que Frederick TREVES, son second père de substitution (le Docteur a d'autres enfants mais nous ne pouvons que constater leur absence) s'aperçoive de sa propre ignorance et prenne conscience de ses erreurs pour que puisse s'accomplir enfin le miracle escompté : l'accès au bonheur, même partiel et momentané, par son fils adoptif. Quand TREVES se pose enfin la question essentielle de l'éducation, "aurais-je commis quelque erreur dans l'apprentissage fourni ?", et parvient à y répondre par l'affirmative, il s'avoue et accepte que nul ne peut être parfait, et surtout pas les parents, ne serait-ce qu'aux yeux de leurs enfants, épris qu'ils peuvent être de liberté et voulant se défaire toujours au plus vite du carcan de leur éducation. Le film peut alors sereinement s'acheminer vers la fin, vers ses fins, celle(s) de John MERRICK y compris.

Le revirement du film, la "rédemption" de l'Adulte, est également signifié très fortement par le personnage de la jeune infirmière par laquelle il est bon de rappeler que passe, au début du film, le paroxysme du dégoût et de la peur avec sa réaction, outrancière mais justifiée (et juste), lorsqu'elle découvre, parce que personne ne l'a préparée, le physique immonde de John MERRICK. Lorsque tous les adultes prennent enfin conscience de la magnifique âme de l'homme-éléphant, tous veulent alors paraître "beaux" à ses yeux et, ne pouvant guère concurrencer la sienne, masquent leur âme en travaillant, à l'inverse, leur apparence. La jeune infirmière, qui incarne l'hypersensibilité (légitimant ainsi au début la réaction du spectateur lambda, qui n'aurait pu supporter l'horreur, mais la rendant, de fait, inutile et évitable), est présente en pointillés aux côtés de l'homme-éléphant tout au long de l'histoire, comme quelques autres rares personnages (le Docteur TREVES ou l'infirmière en chef). La jeune femme prend elle aussi bien soin, à la fin du film, de se faire belle, non comme femme désirable mais bien plus comme une jolie poupée qui se coiffe, pour paraître devant l'homme-éléphant, comme pour mieux implorer son pardon et marquer, par ses gestes appuyés, qu'elle veut cacher ses rares défauts physiques pourtant indécelables pour s'offrir au regard du merveilleux enfant qui doit vivre sa journée parfaite.

ELEPHANT MAN, histoire d'un monstre en quête de normalité, en recherche de parents parfaits qui pourraient l'éduquer comme il le mérite (c'est un père qu'il lui faut trouver puisque sa mère a déjà atteint la perfection par la mort et sa réincarnation iconique au travers d'une image photographique idéale) renvoie presque naturellement à un autre film, récent, controversé mais malin : A.I. ARTIFICIAL INTELLIGENCE.

Dans le film de Steven SPIELBERG, évidemment axé sur l'enfance mais aussi sur la différence, thèmes de prédilection du réalisateur, le petit garçon robot est un véritable "canon", un petit homme tout à fait mignon comme la majorité des parents rêveraient d'en avoir, un modèle physique à tous égards, candidat idéal à l'adoption - l'exact opposé de John MERRICK. Pourtant, tout n'étant jamais parfait dans le meilleur des mondes (un monde où les parents sans enfants peuvent en acquérir un modèle de substitution), c'est bien son apparence, pour lui aussi, qui joue contre le robot.

L'homme-éléphant, qui ne tient pas vraiment de sa mère (mais lui a au moins cette chance d'en avoir eu une et d'en posséder une "image" merveilleuse), doit convaincre son entourage que sa monstruosité évidemment visible (et incurable, comme le lui précise TREVES) n'est qu'une apparence à laquelle il ne peut rien changer, qu'il subit, et que celle-ci cache, masque, une beauté intérieure "phénoménale" (jeu de mot "foireux") : sa sensibilité, son intelligence. En ceci, étrangement, John MERRICK semble avoir un avantage certain sur le petit garçon de A.I. : il n'a rien à perdre et les difformités de son corps se révèlent même une aide précieuse puisqu'elles permettent à nombre de ses visiteurs de s'apitoyer instantanément, ce qui n'est pas le cas, loin s'en faut, du garçon robot de A.I., qui ne fait guère pitié.

Car si dans le film de Steven SPIELBERG, l'objectif du personnage principal est bien également de construire sa psychologie et de s'arranger pour la laisser transparaître au regard d'autrui, de parvenir (sans réussir à le faire, d'ailleurs, devant aucun "être humain") à faire oublier sa beauté physique pour que l'on s'intéresse enfin à son for intérieur, le petit garçon robot est tout autant victime de sa perfection physique mais doit se construire un "dedans", à l'inverse de John MERRICK pour lequel cette dimension est acquise, pour vivre enfin la journée de perfection qu'il mérite.

Entre autres correspondances possibles entre les deux films (comme les dualités paternelles, la mère abandonnant l'enfant), il est une similitude curieuse et tout à fait singulière (mais est-il d'autre issue, finalement, acceptable pour de tels monstres ?) : les deux personnages ayant touché au but, vivre une journée parfaite (et parfaitement "normale"), ils s'allongent, comme tout le monde, pour s'endormir enfin, reposés, pour l'éternité.

A l'issue de ELEPHANT MAN, le physique de John Merrick est transcendé, "has been", dépassé, comme préfigurant une autre vie, la promesse d'un  ailleurs plus heureux, via la mort. Lorsqu'il se rend au théâtre accompagné de ses meilleurs amis pour assister à une représentation publique, il est de nouveau placé sous les feux des projecteurs mais, cette fois, il doit subir un tonnerre d'applaudissement respectueux : l'enveloppe charnelle se découvre et s'évapore aux yeux de tous - comme elle l'avait déjà fait en amphithéâtre dans la séquence d'exhibition du Docteur TREVES, mais où manquait l'information : "il n'est pas un demeuré congénital" - et l'on ne voit plus, comme les spectateurs diégétiques, que la "belle" personne, la magnificence de la psychologie, cet homme meurtri et mourant, qui a connu l'enfer mais n'en trouve que plus d'arguments pour apprécier la vie comme un bonheur pur. Seul manque alors, après cette dernière journée de perfection ("banale de normalité" : j'ai des amis, une maison, des loisirs) le geste, le mouvement parfait symbolisant le paroxysme de la normalité : pour être comme les "gens normaux", John MERRICK décide qu'il lui faut dormir, comme eux, allongé. Cette recherche ultime de perfection, qui n'est autre que l'envie absolue d'être enfin comme tout le monde (alors que tous les reflets disponibles et accessibles de lui-même lui en renvoient sans cesse l'impossibilité définitive), doit entraîner la mort, seul lieu possible d'une vie "normale" puisque sans critère d'exclusion pré-établis. La mort unit tous les êtres vivants, ils s'y retrouvent un jour, sans exception ni distinction d'espèce, de race ou de sexe.

JOHN MERRICK
"Ne vous inquiétez pas mon ami, chaque minute de ma vie est une minute de bonheur. Je suis heureux puisque je sais que l'on m'aime. Je suis enfin moi-même et, sans vous, cela n'aurait jamais été possible."

FREDERICK TREVES
"Peut-être. Mais vous m'avez beaucoup apporté vous aussi."

Si  THE ELEPHANT MAN nous montre tout, d'abord, sans rien nous montrer, appelant, pour en construire les images, l'imagination du spectateur - celle qui lui reste de son enfance - à travailler, et si la tendance s'inverse dans la deuxième partie du film, dans laquelle le monstre nous est offert presque intégralement, et où nous voyons cette fois ce que peu de gens peuvent voir dans le film, assistant, accompagnés par quelques autres privilégiés de l'histoire, au développement de la sensibilité et des qualités "intérieures" de John MERRICK, les deux "visions" s'accordent enfin dans la troisième partie, quasi philosophique, qui nous emmène vers la mort avec le personnage principal, en sa seule compagnie, par l'intermédiaire de son point de vue, ses yeux et son âme d'enfant.

Par rapport à tous les autres protagonistes, le spectateur devient alors, à la toute fin du film, un rare privilégié, car il adopte de manière absolue le point de vue de John MERRICK, se retrouvant plongé dans l'âme de celui-ci au moment de son dernier acte. Le spectateur part définitivement avec l'homme-éléphant, qui l'emmène généreusement dans sa mort par son geste - il s'allonge - et par son univers intérieur qu'il nous dévoile enfin plus franchement, visuellement et oralement - il nous montre ses images et les commente - comme pour mieux nous emporter. Le spectateur sensible n'a alors d'autre choix que de se laisser prendre, puisque David LYNCH n'a cessé d'oeuvrer en ce sens depuis le début du film, nous amenant avec une délicate attention dans la peau de son monstre pour nous inviter à partager enfin, dans cette dernière séquence, ses dernières pensées, images mentales issues de son imagination propre, adroitement situées à l'extrémité du film.

Jusqu'au générique, on ne reviendra au film par aucun plan supplémentaire, et le spectateur pourra sortir de la séance avec, en tête, grâce aux efforts conjugués de David LYNCH et de son personnage dévoilé, ses propres "différences", qu'il pourra opposer à la "normalité" du monde du dehors. Il pourra s'apercevoir enfin, s'il le souhaite, et comme une évidence à réapprendre, que seul le regard d'autrui qui se pose sur lui renvoie ces différences, richesses apportées à son intériorité, à sa vie.

En somme, nous abandonnant aux images de bonheur parfait reçues par le regard de John MERRICK, David LYNCH refuse de nous ramener à la "vraie" vie : il nous laisse avec nos peurs et nos joies propres dans une enfance retrouvée, nous offrant le point de départ d'une rééducation possible du regard, de ce regard entaché de préjugés universels mais infondés.

Bruno FOLLET, 21 juin 2002.

[Cet article a fait l’objet d’une parution - dans une version légèrement différente -
dans le numéro double 26/27 de la revue TAUSEND AUGEN, en septembre 2002,
au sein du dossier consacré à
David LYNCH]

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